Remarques conclusives – Jean-Claude Beacco

Remarques conclusives – Jean-Claude Beacco

Les organisateurs de cette rencontre ont bien voulu me confier la responsabilité de tirer, à chaud et sans beaucoup de recul, comme vous pourrez le constater, quelques enseignements de l’ensemble des communications qui y ont été présentées. Je ne m’aventurerai certes pas à en produire une synthèse et je me limiterai à vous proposer quelques réactions, dont certaines sont probablement fort subjectives.
La première constatation est celle d’une grande richesse et diversité des dispositifs institutionnels et d’ingénierie des formations en langues qui prennent en compte de manière centrale la diversité linguistique dans le cadre de l’enseignement supérieur. Ces bonnes pratiques ont été élaborées et sont mises en œuvre aussi bien par des universités que par des établissements supérieurs d’un autre type. Elles sont particulièrement présentes dans les IUT et les Grandes Écoles (pour la France) qui ont mis au point des cursus plurilingues en réponse aux réalités linguistiques des domaines professionnels, mais aussi pour une « formation humaniste » des ingénieurs et des techniciens supérieurs, dimension importante de leur préparation à la vie active.
La problématique de la gouvernance linguistique est particulièrement pertinente pour les établissements d’enseignement supérieur et les universités, car ils disposent, de manière variable suivant les contextes et les statuts, d’une certaine autonomie de décision : ils inscrivent leurs actions dans le cadre des politiques publiques, mais peuvent les adapter en fonction de leurs caractéristiques propres. Ce sont des acteurs à part entière des politiques linguistiques, au même titre que les associations culturelles, les familles ou l’enseignement de premier et de second degré. Le champ de la gouvernance linguistique est large : il va de la formation des enseignants de langue aux sites des établissements, de l’accueil des étudiants Erasmus et du recrutement des enseignants aussi sur des critères linguistiques aux politiques de recherche de nature sociolinguistique sur les langues du territoire proche. Comme attendu, tous ces aspects ne sont pas également représentés dans cette rencontre qui s’est focalisée sur ce qui nous est le plus familier, à savoir les dimensions plurilingues de l’enseignement et de la recherche.
Gouvernance est un néologisme déjà ancien, qui ne s’est pas constitué seulement comme référant à des bonnes pratiques d’organisation et de gestion, mais qui comporte aussi des dimensions éthiques de responsabilité partagée et de projet collaboratif. La mise en circulation de ce terme s’explique à la fois par des réoccupations économiques de synergie et d’économie de moyens – dans un espace idéologique néo libéral – , mais aussi par des préoccupations relatives à la cohésion sociale des organisations et à la prise en compte des personnes dans leurs capacités créatives.
Même si l’on ne dispose pas de donnés fiables, il est possible de constater, d’après les témoignages dont il a été fait état dans cette rencontre, que la gouvernance linguistique des établissements d’enseignement supérieur n’est pas véritablement assumée et qu’elle ne constitue que rarement une question générale sur laquelle réfléchir collectivement. Actuellement, la gouvernance linguistique se réduit à une politique babélienne (terme que j’emprunte à une communication) constituée d’un ensemble mal raccordé des décisions éparses, prises au niveau des départements, des équipes de recherche, voire des personnes. Ces initiatives sont des réponses à des opportunités de collaboration entre établissements ou sont fondées sur des croyances ; elles relèvent grandement de la « navigation à vue », car cette accumulation des choix linguistiques dispersés et parfois contradictoires n’entre pas dans un projet global d’établissement. Ce laisser-faire reflète l’idée répandue que les questions de langues sont secondaires ou ne méritent pas discussion.
Le traitement des questions de langues s’effectue dans le cadre du marché mondial des connaissances qui fait que l’éducation supérieure est entrée à son tour dans une économie de marché, comme en témoigne, par exemple, l’essor des universités privées. Une des conséquences est que les institutions sont attentives à élargir leur bassin de recrutement, en particulier en attirant des étudiants étrangers, même si cela n’est pas rendu nécessaire par la démographie étudiante. C’est un critère du classement de Shanghai et l’on a montré, dans ce colloque, qu’une telle politique est sans effets, puisque les établissements français qui ont pris cette voie ne progressent pas dans ce classement mondial.
La réflexion sur la gouvernance linguistique est aussi bloquée par l’accent mis sur la valeur universelle de la maîtrise de l’anglais, au sens de « English only ». La loi Fioraso encourage de facto ces choix réducteurs et accompagne , si besoin était, la diffusion des représentations ordinaires, qui font de la connaissance de l’anglais un atout décisif pour la réussite sociale, alors qu’il est établi que, dans bien des cas, c’est la connaissance d’une seconde langue qui fait la différence. Alors qu’il favorise ainsi l’anglicisation (encore relative comme on l’a souligné) des enseignements, l’Etat s’emploie à développer la francophonie universitaire, à travers l‘AUF entre autres. Ce qui peut sembler contradictoire.
Enfin, nombre de collègues ont illustré la tension entre la recherche de relations internationales et l’indispensable ancrage de chaque établissement dans son territoire, dans son tissu économique et son contexte sociolinguistique. La « recherche de l’international »conduit à des absurdités comme celle des relations entre Perpignan et la Catalogne où ne sont utilisés ni le français, ni le catalan, ni l’espagnol, par suite de vetos croisés, mais une langue internationale que je vous laisse deviner. Il apparait que la gouvernance linguistique doit prendre la forme d’un projet d’établissement qui soit fondé sur des relations « non accidentelles » mais sur des proximités géographiques, historiques, intellectuelles et scientifiques. Dans cette perspective, les projets de collaboration bilatéraux, comme l’Université franco-allemande, s’avèrent comme particulièrement efficients.
Cette tendance à faire que les choix linguistiques des établissements d’enseignement supérieur soient guidés par des stéréotypes linguistiques peut être contrebalancée, comme on l’a vu dans certaines interventions, par la prise de conscience de la responsabilité éducative de l’enseignement supérieur. La gouvernance linguistique de ces établissements a comme devoir de développer le répertoire linguistique de chacun, d’activer la faculté de langage pour la faire s’investir dans de nouvelles langues, d’apprendre à utiliser toutes celles que l’on connait déjà, pour un meilleur accès aux connaissances et à leur production et comme ressources pour la manifestation d’une identité multiple et ouverte. Ceci au même titre que les formations qui précédent dans le parcours éducatif qui a la responsabilité de développer les compétences cognitives, esthétiques, physiques…
L’école (université comprise) a aussi celle de développer les potentialités langagières des apprenants, quels qu’ils soient.
L’utilisation des langues étrangères pour enseigner les disciplines/contenus scientifiques/technologiques pose, en particulier, un certain nombre de questions, qui sont revenues régulièrement dans les communications sur ce thème. Les langues (premières et étrangères) jouent un rôle primordial dans la création et la transmission des connaissances. Elles servent à la communication, bien évidemment, en particulier au commentaire des résultats expérimentaux, à leur présentation et aux discussions de ceux-ci. Mais les langues « maternelles » sont pour les chercheurs dotées d’un potentiel poétique (comme le rappelait Judet de la Combe dans son intervention) qui permet de nommer ce que l’on ne connait pas encore. Et les emplois métaphoriques des mots permettent de créer des relations « à sauts et gambades » créatrices d’associations imprévisibles, à côté du raisonnement suivi et pas à pas. Montaigne et Descartes, en somme. Il apparait que limiter l’emploi de ces langues dans l’enseignement et la recherche constitue un risque pour la créativité scientifique et pour la transmission pédagogique des contenus disciplinaire, qui se nourrit elle-même de comparaisons et paraphrases. Les mots sont comme des marches vers les concepts et la langue première est irremplaçable dans ce rôle.
La place des langues étrangères est aussi variable selon les discipline et l’anglais est donc contournable : par exemple, il est omniprésent en biologie, mais aujourd’hui les traducteurs automatiques suffisent, si l’on est mesure de vérifier ces traductions ; il est certes utile mais non absolument indispensable en histoire ou en archéologie. Par ailleurs, la maîtrise de la langue principale de scolarisation est un facteur déterminant pour la réussite scolaire et l’on fait facilement l’hypothèse qu’il en va de même dans les formations supérieures : les étudiants ont besoin de continuer à apprendre à communique en français, pour lire avec efficacité, exposer clairement, discuter et négocier et surtout écrire la science.
Les sciences sont certes internationales, dans la mesure où elles ont en partage des épistémologies, des méthodologies des théories… Mais des traditions nationales perdurent, car il y a, par exemple, des « manières » d’écrire la science spécifiques aux langues (comme l’a une nouvelle fois rappelé Anne-Claude Bertoud). Des modèles discursifs différents coexistent dans les communautés scientifiques et c’est aussi de ces rencontres interculturelles que naît la connaissance. S. Canagarajah proposait (dans son « Resisting English Imperialism in Teaching English », 1999) à ses étudiants de rédiger leur mémoire de doctorat en anglais mais en suivant les règles discursives traditionnelles propres à l’espace culturel indien.
L’autre responsabilité évidente de la gouvernance linguistique est l’efficience, ce qui ressort de bien des interventions. Cela signifie créer collectivement un projet linguistique d’établissement fondé sur les ressources du territoire (comme déjà mentionné) et les ressources humaines (dont les compétences langagières de chacun), de manière à créer, tout particulièrement, des parcours de formation non aléatoires du point de vue des langues. La question de l’efficience a été souvent évoquée dans les interventions précédentes en termes d’ingénierie de formation et de didactique en général : il s’agit bien là de construire l’éducation plurilingue par le bas, en donnant aux cours de langue étrangère une dimension plurilingue. Si l’on a pu, dans ce colloque, entendre décrire des dispositifs innovants dans ce domaine (et qui augurent bien de développements plus amples), il subsiste, à mon sens, des points de faiblesse autour de notions non assez explicitées. Le plus évident concerne la notion de niveau. Certes, on définit les niveaux de compétence à atteindre par rapport au Cadre européen commun de référence pour les langues mais on tend à assimiler objectif et niveaux du CECR, alors que ces derniers ne sont que des points de référence et non des objectifs de formation. Il est plus opérationnel de définir des objectifs en termes de profil de compétences linguistiques qui ne se situent pas au même niveau (B2 en réception de l’écrit ; mais B1 en interaction orale, par exemple). Le volume horaire disponible pour ces formations est souvent limité et cela invite à focaliser l’apprentissage sur une ou deux compétences, à savoir sur quelques genres discursifs pertinents dans une perspective professionnelle, comme la préparation à la mobilité ou l’accès à la littérature du domaine. En ce qui concerne plus particulièrement l’interaction orale (compétence volontiers valorisée : parler allemand, parler anglais…), il ne me semble pas, d’après ce qu’il m’a été donné d’entendre ici, que l’accent soit mis sur les échanges où chacun parle sa langue (ou une autre langue connue) et est compris de son interlocuteur. Ce format peut être utilisé en alternance avec le format classique et dissymétrique : locuteur natif – locuteur non natif ; il permet certaines formes d’intercompréhension (même si les langues employées ne présentent pas de proximités entre elles) et encourage le non natif à négocier le format au lieu de le subir.
Enfin l’efficience des enseignements se trouve potentiellement accrue, comme on l’a mis en évidence, avec un entraînement à l’apprentissage autonome (comme à l’Université de Lorraine) et les activités collaboratives, qui peuvent désormais prendre appui sur des ressources en ligne (comme l’aide à la lecture : le PERL de Paris Diderot et Paris 7).
Une dimension de l’éducation plurilingue me semble avoir été sous-estimée dans l’ensemble des propositions que nous avons pu entendre, à savoir la transversalité. A côté de la diversité, la recherche de convergences entres les enseignements de différentes langues constitue effet un élément important susceptible de contribuer à l’efficience des enseignements. Ce n’est pas ici le lieu d’en décrire les modalités de mise en œuvre, mais l’objectif est bien de décloisonner les langues, qui dans la réalité sociolinguistique sont en perpétuelle interaction.
Les enseignements en langue ont retenu l’attention de beaucoup d’entre nous et c’est un sujet de vif débat dans la société civile, où enseigner des contenus en langue signifie en fait les enseigner en anglais. Il convient de s’interroger sur les bénéfices et les coûts de tels choix exclusifs (comme les enseignements de biologie à l’Université de Grenoble). Ils rassurent les étudiants, même si les bénéfices linguistiques (à part en compréhension orale) ne semblent pas avérés : les cours en anglais sont appréciés parce que les étudiants ont eux aussi en partage les représentations sociales de la valeur universelle et exclusive de l’anglais. Il n’est, par exemple, que de noter que la terminologie de nombreuses disciplines est à base gréco-latine et donc de facto internationale, ce qui fait que le recours à l’anglais n’apporte que bien peu dans ce domaine. Mais surtout, les cours de disciplines en langue sont susceptibles de deux interprétations. L’une en fait une annexe du cours de langue, prolongement en situation qui permet une exposition majeure à la langue cible (en termes de durée mais pas nécessairement en termes d’interaction orale dans les cours en amphi). La seconde les considère comme une stratégie destinée à faire appréhender des concepts et des notions dans deux langues différentes ; cette dualité des langues crée une forme de pluriperspectivité qui permet de mieux les cerner. La mise en place de cette pluriperspectivité cognitive passe par l’usage alterné (mais réglé) des deux langues, dont l’emploi ouvre des points de vue distincts mais complémentaires sur des objets de savoir et tend ainsi à en faciliter l’appréhension. C’est là une des formes de convergence qui fonde l’éducation plurilingue, tout en contribuant à la formation de spécialistes ouverts à l’altérité.
Une thématique plus discrète mais bien présente concerne la responsabilité des institutions d’enseignement supérieur vis à vis de la francophonie. On a souligné, ça et là, qu’ils n’ont pas seulement à veiller à des emplois rationnels et pertinents de l’anglais comme la langue d’enseignement. Ils ont aussi comme rôle de contrôler la qualité de l’accueil des étudiants étrangers francophones, qui ne connaissent pas nécessairement la culture éducative française de l’enseignement supérieur. Il leur serait aussi utile de ne pas minimiser la recherche de partenariats et de collaborations avec des universités étrangères francophones (dans le cadre de l’Agence universitaire de la francophonie, par exemple). Et, enfin (petite considération pro domo), ils ont à faire une place et à appuyer les formations concernant les futurs enseignants de français langue étrangère (la filière FLE) partout sur le territoire national (et, en particulier, dans les territoires et départements d’outremer).
Il est de rigueur de proposer in fine quelques pistes d’action et de réflexion. Je ne me soustrairais pas à cette règle discursive.
Il importe, dans tous les contextes (en particulier dans les instances de concertation des établissements) de discuter les effets d’évidence (expression que j’emprunte à Gilles Forlot, angliciste). Partout, il me semble clarificateur de demander des raisons, faire expliciter, ouvrir un débat, essayer de mesurer le rapport coûts-bénéfices relativement à l’omniprésence des enseignements de l’anglais et en anglais. On sous-estime les coûts et les bénéfices sont donnés comme allant de soi. Cette mission pourrait être confiée à un coordinateur, voire vice président d’université, chargé non seulement de coordonner la gouvernance linguistique et d’assurer la qualité des enseignements de langue et en langue, mais aussi d’expliquer à la communauté universitaire les enjeux des choix des langues à utiliser et à enseigner. Cela est rendu nécessaire de ce point de vue, car nos collègues des sciences « dures », dont la vigilance épistémologique est bien connue, se comportent devant les questions de langues comme des citoyens ordinaires guidés par des stéréotypes.
Une autre voie, déjà bien tracée dans les projets et dispositifs présentés dans ce colloque, est celle de l’alliance des nouvelles technologies informatiques/numériques et des projets plurilingues. Ces ressources permettent l’apprentissage en autonomie, le tutorat à distance, l’accès à des ressources pour apprentissage. Il est possible d’apprendre une langue nouvelle par ces moyens durant les trois ou cinq ans que dure une formation universitaire. C’est un objectif particulièrement important de permettre à tous les étudiants d’apprendre une langue nouvelle dans ce cadre, si l’on prend en compte, par ailleurs les possibilités offertes par les centres universitaires de langues. Il serait aussi utile de doter les étudiants de langues d’une nouvelle compétence, celle de vérifier les traductions automatiques des textes écrits mais aussi, désormais, oraux. La nécessité d’une langue de communication universelle doit être repensée dans ce nouveau contexte d’intelligence artificielle.
Dernière piste qui va de soi : il importe de construire un autre classement que celui de Shanghai. Nous en sommes tous déjà persuadés mais il faudrait avancer sur ce dossier en mettant en jeu l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Il serait particulièrement bienvenu de construire non un classement mais une forme de caractérisation des universités européennes qui présentent des traits qui leur sont propres, de les caractériser en termes d’efficience globale mais aussi en ce qui concerne la création d’un répertoire linguistique et d’une disponibilité interculturelle aidant au vivre ensemble à travers les frontières politiques nationales et dans l’espace social et qui accompagne le « développement durable de la personne » (qui ne se limite pas à l’acquisition de connaissances ou de savoir-faire) dans une perspective humaniste.
Par ces temps de populisme et de nationalisme, il est fondamental de ne pas laisser la question des langues aux extrêmes qui prônent le renfermement protectionniste mais de rappeler que la langue de l’Europe, c’est le plurilinguisme.